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ABDELLATIF LAÂBI

La page Abdellatif Laâbi sur Lieux-dits




CHRISTIAN LABORDE
Les Soleils de Bernard Lubat

"Je suis gascon, précisa Lubat!
-C'est quoi gascon? ( Kenny Clarke )
-Un gascon est un barbare qui aime l'océan et déteste Descartes. Sa patrie : la tempête! "

JERÔME LAFARGUE

La page Jérôme Lafargue sur Lieux-dits


DANY LAFERRIERE
Le Charme des après-midi sans fin

"Rico m'a dit que la fête se fera chez Nissage, samedi après-midi. Je le savais déjà par ma cousine Didi.
-N'en parle à personne, me lance Rico en se dirigeant vers le marché.
La mère de Rico vend des robes au marché. Des robes qu'elle confectionne elle-même. Ses clients sont pour la plupart des paysans des environs de Petit­Goâve. Ils descendent en ville vendre leur café, et remontent quelquefois avec une robe pour leur femme. La mère de Rico coud de jolies robes, simples et colorées, qu'elle étale par terre, juste devant elle. Je la vois toujours assise sur une minuscule chaise. Il arrive qu'un client réclame la robe qu'elle est en train de terminer. Dans ce cas, elle demande au client d'aller faire un tour et de revenir dans une dizaine de minutes, le temps de faire l'ourlet. Des fois quand le tissu manque, la mère de Rico n'hésite pas à ajouter un morceau de tissu de couleur différente. Il lui arrive aussi de faire une robe avec cinq morceaux de tissu de couleurs différentes (souvent des couleurs très vives). Heureusement qu'elle ne demande pas trop cher pour ces robes bariolées. Cela permet aux paysans les moins fortunés de rapporter quelque chose à leur femme."

CHANN LAGATU

Journal d'un voyage à pied
le long de la rive sud
de la rade de Brest
en hiver

Par un matin clair, la joie de n'être jamais content de soi.

Gueuler contre le monde n'est pas donné qu'aux goélands.

Les coqs de fumier ont des chants triomphaux qui tracassent

 

ROGER LAHU
La page Roger Lahu sur lieux-dits

JEHAN VAN LANGHENHOVEN
De l'animal tri-nodal et de son influence sur la poésie passée, présente et à venir...

L'anilal velu
qui me sert d'encrier
est fendu en sa moitié
et la plume dont j'use
est celle d'un migrateur.

HELENE LANSCOTTE
rouge avril

Il y a que vivre est brutale
Il y a que vivre est douce
Il y a que vivre balaye les figures

LANSYER
Le maître du Luminisme

PATRIK LAPEYRE
L'Homme-soeur

A cet instant précis, Cooper - qui soit dit en passant, aurait préféré qu'on ne mentionne pas son nom - attend sa soeur. Il l'attend depuis des années. Sans en parler à personne. Il vaut mieux donc ne pas compter sur lui pour s'expliquer sur les raisons d'une conduite aussi étrange. C'est son secret.

VALERY LARBAUD
Enfantines

"Ah! comme, tout à coup, le bonheur vient nous trouver jusque sur le seuil du sommeil : après-demain, dans le tumulte d'un soir de rentrée, sous les lumières rouges, dans la poussière, au tournant d'un corridor, une petite main brune se posera doucement sur notre bras..."

BJÖRN LARSSON
Le choix de Martin Brenner

"C’est le dilemme, n’est-ce pas, si on essaie d’être humain, de veiller à ne pas tomber dans la même bassesse et le même absolutisme que ses adversaires. C’est frustrant, car parfois on a seulement envie de répliquer sur le même ton et de casser la gueule à son interlocuteur. En tout cas, s’enterrer dans des tranchées n’est certainement pas la voie à suivre, l’histoire nous l’a suffisamment appris. Il n’y a pas d’autre choix que d’essayer, encore et toujours, de raisonner les mutilés du cerveau et les nocifs, tout en s’efforçant, par la loi et le droit, d’empêcher qu’ils nuisent à autrui. "


BJÖRN LARSSON
la dernière aventure de long john silver

"-Si tu tiens vraiment à le savoir, je couche sur papier ce que cela a été d’être John Silver. Et je t’assure que j’aurais du mal à croire que tout est véridique, si je n’avais pas une certaine connaissance de première main des faits. "

Ramaromanompo siffla d’admiration.
"  Bon sang, tu écris donc ton histoire. Qui l’eût cru ?

-Pas moi, en tout cas.

- Eh bien ça ne me surprend pas. Mais c’est pour cela que tu me plais, tu sais, indépendamment de ce que tu as fait pour mon père. Quoi qu’il en soit, fais attention, comme je te le disais. A trop penser, on finit par ne plus savoir où on en est. Regarde, moi, par exemple : il y a dix ans, j’étais à Oxford et j’étudiais le latin, avec ma toge et un étrange chapeau pour protéger mon cerveau des intempéries. Et aujourd’hui, me voici à moitié nu à régner sur un tiers de Madagascar. Je devrais peut-être moi aussi me mettre à écrire. Les journaux du roi. Mais qui me croirait, Silver ? C’est déjà bien si j’y crois moi-même."


BJÖRN LARSSON
les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers

 " J’aimerais que mes cendres soient mélangées à celles de tous les livres pilonnés afin de renaître sous la forme d’une page imprimée. Mais je suppose qu’il existe des dispositions interdisant aux éditeurs défunts de se transformer en pâte à papier, et je me contenterai donc qu’elles soient dispersées sous des arbres ou, mieux encore, dans les eaux de Strömmen, juste au-dessous des fenêtres de mon bureau. "

PIERRE LARTIGUE
L'Hélice d'écrire

A Ribérac, au XIIe siècle, le troubadour Arnaut Daniel invente une forme: la sextine. Poème de six strophes, de six vers, terminés par six mots refrains qui obéissent à une permutation telle qu'une septième strophe reconduirait à l'ordre de la première.
De Périgord en Italie, puis à travers l'Espagne, la France, le Portugal, l'Angleterre, les États­ Unis, le monde entier ... Pierre Lartigue suit l'histoire de ce chef-d'œuvre d'Art combinatoire.
Parmi les auteurs rencontrés: Dante, Pétrarque, Pontus de Tyard, Ezra Pound, Zukowski, Queneau ...
La sextine apparaît, disparaît. Elle est vivante en 1994 !
Et puisqu'elle tourne comme une hélice dans l'eau de la langue, aucune définition ne lui convient mieux que celle gravée par le capitaine Nemo sur la coque du Nautilus :

Mobilis in mobile
Mobile dans l'élément mobile

MICHEL LAUB
Journal de la chute

Traduction du portugais (Brésil) de Dominique Nédellec

 " Mon grand-père n’aimait pas parler du passé. Ce qui n’a rien d’étonnant, du moins s’agissant de ce qui compte vraiment : le fait qu’il était juif, qu’il ait débarqué au Brésil à bord d’un de ces bateaux où les gens s’entassaient, le bétail pour qui l’histoire semble s’être arrêtée alors qu’ils avaient vingt ans, ou trente, ou quarante, peu importe, et ne reste plus ensuite qu’une sorte de souvenir qui va et vient et peut devenir une prison pire encore que celle par où tu es passé. "

EMMANUEL LAUGIER
 Poèmes du revoir américain
& autres
 séries 


": ailleurs les champs s’élargissent et le noir en dedans
s’étend
des aplats brillants d’ombres cernées très rapides
passent à même le mouvement
– sa lenteur
s’intercale dans l’infinie variation cuivrée du ciel
– du varech visible
il se souvient le bord de mer filmé dans sicilia
– le réflexion plastique d’amas d’algues
appuis on ne sait où
– ni sur quelle surface à peine courbe cela
se pose

: un crochet d’ombre contre une vaste paroi
épouvantée de lumière"


EMMANUEL LAUGIER
Portraits de têtes

- car nous avons été jusque là
zirconium zirconium
quartz de tes cheveux mêlés
dans la transparence d'un émail
dans la surface fine d'autres encore
dans l'évanouissement du oui de ton pas

- car le vol immédiat où nous sommes nous allonge

PATRICK LAUPIN
L'Homme Imprononçable

suivi de Phrase et le Mystère de la création en chacun

"Je pensais à l'empire médusant de ceux dont les vies sont détruites."

D.H. LAWRENCE
Kangourou

«Jack tira sa pipe de sa bouche en la brandissant quelque peu.
"Dans une histoire comme celle-ci, dit-il, l'homme a besoin d'un camarade, oui, un intime à qui il puisse tout confier, avec qui il puisse être entièrement lui-même. C'est nécessaire. (...)
"Kangourou n'a jamais pu avoir d'intime. Il est aussi bizarre qu'aucun Phénix dont j'ai jamais entendu parler. Il serait impossible de l'accoupler, ni dans les cieux au-dessus de la terre, ni dans la terre elle-même, ni dans les eaux plus basses que la terre. Il n'existe pas de Kangourou femelle de son espèce. Et malgré tout, c'est un chic type. Mais solitaire comme un clou dans un poteau.
— On dirait quelque chose de fatal et de fixe", dit Somers en riant.»

HALLDOR KILJAN LAXNESS
Le Paradis retrouvé

"Dans les premières années du règne de Christian Williamson, le troisième des derniers rois étrangers qui gouvernèrent l'Islande, un fermier nommé Steinar vivait à Hlidar dans le district appelé Steinahlidar. C'est son père qui l'avait appelé ainsi, d'après l'éboulis de pierres qui était dégringolé en cascades de la montagne au printemps de sa naissance. Steinar était déjà marié à l'époque où cette histoire commence et il avait deux jeunes enfants, une fille et un garçon. Il avait hérité de son père la ferme de Hlidar.
A cette époque, les Islandais avaient la réputation d'être le peuple le plus pauvre d'Europe, comme leurs pères et tous leurs aïeux l'avaient été en remontant jusqu'aux premiers colons; mais ils étaient convaincus qu'autrefois, il y a bien des siècles, il y avait eu un âge d'or en Islande, où les Islandais n'étaient pas de simples fermiers ou pêcheurs comme maintenant, mais des héros et des poètes de sang royal, possédant des armes, de l'or et des navires. Comme les autres jeunes Islandais, le fils de Steinar apprit de bonne heure à être un viking, un fidèle compagnon du roi, et il taillait, pour son usage personnel, des haches et des sabres dans des morceaux de bois."


HALLDOR KILJAN LAXNESS
La cloche d'Islande

"Il fut un temps, est-il dit dans les livres, où la nation islandaise ne possédait qu'un seul bien qui eût quelque valeur marchande. C'était une cloche. Cette cloche était suspendue au pignon de la maison de la Lögrétta, à Thingvellir, sur la rive de l'Oxara, attachée à une poutre sous les combles. On la sonnait pour se rendre aux tribunaux, et avant les exécutions. Elle était si vieille que nul ne savait son âge avec certitude. Mais à l'époque où commence ce récit, il y avait beau temps qu'elle était fêlée et les anciens croyaient se rappeler qu'elle avait eu un son plus pur. Les anciens, toutefois, la chérissaient toujours. En présence du bailli, du sénéchal, du bourreau et d'un homme que l'on allait décapiter ou d'une femme que l'on allait noyer, on pouvait souvent, par les jours de temps calme, vers la Saint-Jean, entendre dans la brise qui venait des Sulur et le parfum des bouleaux de Blaskog le son de la cloche se mêlant au bruissement de l'Oxara."

 

TOM LEA
L'Aventurier du Rio Grande

"À l’est, le vent agitait les pointes vives des yuccas aux solides racines, faisant claquer les graines dans leurs gousses sèches au bout des tiges fragiles. Il soufflait une fine poussière sur un convoi se dirigeant vers l’ouest, composé de deux chariots couverts et de sept cavaliers armés qui en gardaient le chargement. Parmi force raclements de sabots, le vent emportait de temps à autre le tintement de deux anneaux d’un harnais ou le cliquetis d’un éperon et allait les perdre dans les broussailles tout près du fleuve."

"Les premières lueurs grises apparurent au-dessus de la crête bosselée. Elles mirent du temps à percer la brume basse et épaisse, mais elles finirent par être là, baignant la cuvette sombre et donnant peu à peu naissance à des spectres encore mêlés aux ténèbres informes. Puis la petite dépression obscure s’emplit d’une grisaille qui dessina plus nettement les silhouettes et les libéra de la nuit pour les abandonner à la pâleur de plomb. "

"Les centaines de sabots en mouvement emplissaient l’air d’un fracas monotone, d’une sorte de bourdon rythmé par les nombreux éclats qui s’étageaient sur le versant, le craquement d’une branche, un cri, le sifflement d’un vacher pépiant comme un oisillon, le claquement d’une corde sur un pelage, le tintamarre d’une pierre qui dégringole, le beuglement d’une génisse. C’était un courant ininterrompu de sons, vivant, dans le silence des montagnes. "

JACQUES LEBRE
A bientôt

"Quelqu’un qui regarderait ma bibliothèque et à qui je dirais que je suis ignorant jouerait peut-être l’étonnement. Pourtant, c’est la vérité, lire ce n’est pas tellement apprendre (au sens scolaire du terme) c’est recevoir, un peu comme la terre reçoit la pluie et l’absorbe. Un livre, en quelque sorte, vient humidifier notre terreau."


JACQUES LEBRE
Face au cerisier

"Comme si, élastique, la peau de la terre n’avait pas éclaté sous la poussée des arbres. Comme si elle était restée autour des branches, mais tendue, beaucoup plus fine, presque translucide ; tendant, presque, à la transparence du ciel."

"Rares piaillements éparpillés dans l’espace, isolés dans le temps. On dirait que l’après-midi se désagrège, que ce sont de brefs éboulis. Chacun d’eux comme une glissade irrémédiable, accomplie. "

ALAIN LE BEUZE
Passé antérieur

Reddition de la pierre, de l'homme, des amarres contre la peur.

La lisière se délite dans l'impatience de l'oubli.

ANNIE LE BRUN
Vingt mille lieues sous les mots,
Raymond Roussel

Longtemps, je n'ai pas su voir Raymond Roussel. Dire que je n aimais pas celui qu'André Breton reconnut pour " le plus grand magnétiseur des temps modernes", serait inexact et un peu déplacé. Quels sentiments pourraient être de mise quand l'impénétrable brillance du plus obscur jeu de miroirs impose la distance ? Et une distance qui aura incité la modernité même à se laisser impressionner, dans tous les sens du terme, par ce personnage dont les Impressions d'Afrique de 1910 n'ont pas réellement plus à faire avec l'Afrique que ses Nouvelles Impressions d'Afrique, parues une vingtaine d'années après. De l'irréalité cultivée en manière d'être, Roussel fut, en effet, le premier à apporter la preuve décisive au procès du réel, commencé avec la fin du dix-neuvième siècle.

 


"Michel Leiris affirmera : «On n'a jamais touché d'aussi près les influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes».
Dans la droite ligne de ces intuitions géniales, inspirée par l'immense découverte en 1989 du «fonds Roussel» comme par une relecture profonde de l'œuvre connue, Annie Le Brun, dans une étape nouvelle et décisive, découvre l'essentiel : Roussel est non seulement un des plus grands poètes, mais créant une poésie qui ne ressemble à aucune autre, il remet en cause la poésie même, et toute écriture. «Contraint d'inventer complètement», s'aventurant vingt mille lieues sous les mots, là où personne n'est jamais allé, il révèle, bien au-delà des habituels enjeux de la production littéraire, l'envers du langage, dans une opiniâtre «épopée de l'impression», quitte «à perdre dans l'aventure ce que les hommes appellent nature, sentiment, humanité et beauté».                                                                                               I
Nous forçant à voir en face ce qu'on voudrait tant nous cacher, le Roussel d'Annie Le Brun, non moins énigmatique mais à la fois plus haut et plus proche, n'a pas fini de défier notre aveugle modernité." Jean-Jacques Pauvert


ANNIE LE BRUN
Ailleurs et autrement

Ainsi irais-je jusqu'à prétendre à la portée politique de ce qui est réputé n'en pas avoir. Dans la mesure même où tout ce qui est constitutif du domaine sensible est devenu en une vingtaine d'années la cible prioritaire de l'entreprise de domestication en voie d'achèvement. D'autant qu'au-delà de la frénésie événementielle qui détermine désormais pratiquement toutes les politiques culturelles, il y a l'actuelle offensive contre la psychanalyse confortée par des succès institutionnels et médiatiques qui devraient inquiéter beaucoup plus.
En réalité, ce n'est pas seulement Freud, la psychanalyse et l'inconscient qui en font les frais. Mais aussi tout ce qui en chacun peut être réfractaire au programme de formatage des êtres qui progresse chaque jour un peu plus. Force est même de constater qu'indépendamment des clivages politiques traditionnels, se constitue aujourd'hui un consternant consensus visant à la fabrication d'un homme nouveau, qui ressemble à s'y méprendre à « l'homme unidimensionnel », magistralement analysé par Herbert Marcuse dès 1964. La conséquence en est la neutralisation, si ce n'est l'éradication de ce qui, d'une façon ou d'une autre, pourrait en retarder l'avènement. Et, à cet égard, la trompeuse réactualisation d'une certaine radicalité, situationnisme compris, qui fait bon marché de l'inconscient, contribue au succès grandissant de tout ce qui est susceptible d'amener à cette simplification caricaturale de la personne humaine. Il est enfin remarquable que la mise au point de cet être fonctionnel, au bout du compte essentiellement déterminé par la technique, coïncide avec la récente promotion d'un hédonisme, érotisme solaire inclus, qui désormais s'affirme avec l'efficacité du dernier autobronzant intellectuel
Je sais, l'increvable soleil de la médiocrité n'a pas fini de fasciner. Mais, s'il est un moyen d'y échapper, voire de le combattre, ne serait-ce pas de commencer à regarder ailleurs et autrement ?

EMMANUELLE LE CAM
Unique demeure

De cet état
de panique
où le chaos
le dispute

à la vacuité

 

 

Peinture de Thierry Le Saëc
mars 2005


EMMANUELLE LE CAM
Le poème de l'eau

Ouvrez la porte.

Tant et tant d'eau retenue
me parle à contre-
visage : seule en moi
la marche inquiète,
la vague (ample)
du doute.

-Et votre voix nette
contre ma méfiance, si-
gnifiante, croyez-vous.

JEAN-CLAUDE LE CHEVERE
L'échappée

"A Sizun, le brouillard s'était totalement dissipé et un soleil encore timide éclaira soudain la cité d'une pâle lumière. Sur le bord des trottoirs, les flèches rouges indiquaient toujours la direction de Brest mais, brusquement, arrivé sur la Place du Centre, il bifurqua sur la gauche et tourna le dos à la cité du Ponant. Une pancarte indiquait Crozon 44 km. Il sortit de la ville. Une nouvelle descente le conduisit cinq kilomètres plus loin en pleine campagne. Avisant une entrée de champ, il hésita un instant puis s'arrêta. Alors, de sa poche il sortit le minuscule tournevis qu'il emmenait dans toutes ses randonnées, puis, lentement mais sans faiblesse, il ôta sa plaque de cadre, celle où figurait l'inscription « Paris-Brest- Paris », la glissa parmi ses affaires et remonta sur sa bicyclette, l'esprit léger. La matinée lui appartenait et dans la première auberge qui voudrait bien l'accueillir il prendrait son petit-déjeuner. Les autres ne le reverraient plus, c'était maintenant certain..."


JEAN-CLAUDE LE CHEVERE
Le Voyage de Mélanie

Ce matin, Maman a embrassé le patron de l'usine à mochons. Je m'étais levée tôt et, mon masque dans la poche, j'avais décidé de passer la matinée dans mes noisetiers. L'air me paraissait à peu près respirable et je voulais en profiter. Je rentrerais dès le retour des odeurs car le papier de mon masque était percé. C'était la première fois. D'habitude, Jérôme me les choisit impeccables. C'est de la sélection, qu'il me dit, ceux qui sont réservés aux patrons. Tout le monde sait que les masques des patrons sont plus efficaces que les autres. Pourtant Papa dit que ça ne leur sert à rien. « Il y a longtemps que les patrons ne sentent plus rien, qu'il lance souvent à Maman, y' a que l'odeur du fric qui peut encore leur monter au nez ! » Maman hausse les épaules. « Avec tes idées ! » qu'elle lui répond. En général ses réponses ne dépassent pas trois ou quatre mots.


J.M.G. LE CLÉZIO

J.M.G. LE CLÉZIO
Bitna, sous le soleil de Séoul

"Salomé a fermé les yeux, dans la lumière chaude et douce de l’après-midi. Elle écoute les mots de M. Cho, elle écoute le bruit du vent dans les ailes des oiseaux, le froissement des rémiges, le vent qui les soulève au-dessus de l’eau sombre du grand fleuve, les rides qui frissonnent sur l’eau comme sur la peau d’un animal, l’odeur de la prochaine terre qui se rapproche, les bruits des champs, les éclats de voix, les rires des enfants."

"Je faisais durer l’attente. Je voulais qu’elle comprenne que rien n’est inventé, même si rien n’existe. Je voulais que ce soit comme un air pour aider à vivre, pour elle si légère, un air d’une chanson sans paroles, un souffle de vent sur son visage entre la fenêtre ouverte sur la rue et la porte de l’office où Mme Wang est assise."


J.M.G. LE CLÉZIO
Alma

« Dans le jardin de la Maison Blanche le soleil d'hiver passe sur mon visage, bientôt le soleil va s'éteindre, chaque soir le ciel devient jaune d'or. Je suis dans mon île, ce n'est pas l'île des méchants, les Armando, Robinet de Bosses, Escalier, ce n'est pas l'île de Missié Kestrel ou Missié Zan, Missié Hanson, Monique ou Véronique, c'est Alma, mon Alma, Alma des champs et des ruisseaux, des mares et des bois noirs, Alma dans mon cœur, Alma dans mon ventre. Tout le monde peut mourir, pikni, mais pas toi, Artémisia, pas toi. Je reste immobile dans le soleil d'or, les yeux levés vers l'intérieur de ma tête puisque je ne peux pas dormir, un jour mon âme va partir par un trou dans ma tête, pour aller au ciel où sont les étoiles. »


J.M.G. LE CLÉZIO
Tempête

La nuit tombe sur l'île.
La nuit remplit les creux, s'infiltre entre les champs, une marée d'ombre qui recouvre tout peu à peu. Au même instant, l'île se vide d'hommes. Chaque matin les touristes arrivent par le ferry de huit heures, ils emplissent les espaces vides, ils peuplent les plages, ils coulent comme une eau sale le long des routes et des chemins de terre. Puis quand vient la nuit, à nouveau ils vident les mares, ils s'éloignent à reculons, ils disparaissent. Les bateaux les emportent. Et vient la nuit.


J.M.G. LE CLEZIO
Ourania

J'ai demandé: « C'est où, chez toi? » Il n'a pas répondu tout de suite. Puis il m'a dit, et c'est la première fois que j'ai entendu ce nom: « Cela s'appelle Campos. »
Nous sommes restés un long moment sans rien nous dire. Le paysage catastrophique de la sierra volcanique transversale lançait des éclairs blancs à travers la glace teintée. En contrebas,j'ai aperçu en un coup d'œil le lit du fleuve Armerfa, puis le car a commencé à rouler dans une plaine monotone, poudreuse, et je pensais au décor des livres de Rulfo, à Comala pareille à une plaque de fer chauffée à blanc par le soleil, où les humains sont les seules ombres vivantes.
C'était un pays inquiétant, un pays pour aller d'un monde à un autre monde. j'avais envie d'en savoir plus sur mon voisin


J.M.G. LE CLEZIO
L'Africain

"Je ne veux pas parler d'exotisme : les enfants sont absolument étrangers à ce vice. Non parce qu'ils voient à travers les êtres et les choses, mais justement parce qu'ils ne voient qu'eux : un arbre, un creux de terre, une colonne de fourmis charpentières, une bande de gosses turbulents à la recherche d'un jeu, un vieillard aux yeux troubles tendant une main décharnée, une rue dans un village africain un jour de marché, c'étaient toutes les rues de tous les villages, tous les vieillards, tous les enfants, tous les arbres et toutes les fourmis. Ce trésor est toujours vivant au fond de moi, il ne peut pas être exprimé. Beaucoup plus que de simples souvenirs, il est fait de certitudes."

DENISE LE DANTEC
Cantilena

Sur le menez
un feu

en-dessous
l'eau

à mes pieds
une ronce humaine

l'art
est une négligence à réparer

...

JEAN-PIERRE LE DANTEC
Un héros
vie et mort de Georges Guingouin

23 février 1954. Ils sont entrés dans sa cellule vers neuf heures du matin. Deux gardiens en bras de chemise prétendant apporter le café. Assis sur son bat-flanc éclairé par un prisme de lumière grise tombant d'une lucarne grillagée, Guingouin n'a pas compris. Depuis quelques jours, on le drogue à son insu. On a même préparé les journalistes à son décès tragique. Un suicide, a-t-on murmuré. Un accès de folie. Sa mère n'aurait-elle pas été internée en clinique psychiatrique ? Et lui-même, Guingouin, n'a-t-il pas été qualifié par ses camarades du Parti, au temps où son maquis, selon Le Populaire du Centre, faisait « régner l'épouvante sur la montagne limousine », de « fou qui vit dans les bois » ?

MARIE LE DRIAN
Le Corps perdu de Suzanne Thover

Il devait être neuf heures ce matin-là lorsque j'ai appelé SOS médecins. J'avais trouvé leur numéro sur un vieux calepin qui traînait près de la table de nuit. Je n'ai pas cherché leur numéro. Je l'ai trouvé. C'était la première fois que, de chez moi, j'appelais au secours.
J'avais besoin que l'on me parle. Que l'on me dise. Que l'on m'explique, enfin, ce qui arrivait au corps de Suzanne Thover. J'avais surtout besoin que l'on m'écoute. Qui d'autre pouvais-je appeler?
Le livreur de pizza ne répondait pas avant midi.

 

ALAN LE MAY
Le vent de la plaine

"Dancing Bird. Tel était le nom que la famille donnait au petit cours d’eau qui courait quinze kilomètres en contrebas de la Red River, au cœur des territoires hostiles situés à l’ouest de la Wichita. La maison se logeait dans une pente non loin du ruisseau, aux confins de la prairie que barrait à l’horizon un escarpement rocailleux. Les piquets d’un enclos sommaire indiquaient que l’on élevait ici du bétail, mais la cabane elle-même, avec ses murs de tourbe et son toit revêtu d’une herbe épaisse, se distinguait à peine de la boue de laquelle elle avait été excavée. Elle était esseulée, tapie contre la colline à la manière d’un blaireau, sans aucun voisin dans un rayon de trente kilomètres."
(L'Ouest, le vrai, Bertrand Tavernier, Acres Sud)

NOEME LEFEVRE
poétique de l'emploi


"J’évitais de penser à chercher un travail, ce qui est immoral, je ne cherchais pas à gagner ma vie, ce qui n’est pas normal, l’argent je m’en foutais, ce qui est inconscient en ces temps de menace d’une extrême gravité, mais je vivais quand même, ce qui est dégueulasse, sur les petits droits d’auteur d’un roman débile, ce qui est scandaleux, que j’avais écrit à partir des souvenirs d’une grande actrice fragile rescapée d’une romance pleine de stéréotypes, ce qui fait réfléchir mais je ne sais pas à quoi."

"Mais ne voyez-vous pas que la vie est trop courte m’a permis de rester chez moi et de m’angoisser à l’idée de chercher un travail et de m’angoisser plus encore à l’idée d’en trouver tout en rêvant tranquille à une poésie alors que ça n’était même pas le IIIe Reich, ni même le fascisme, il faut tout de même pas chier.
Bien sûr, en ces temps d’une extrême gravité, ma culpabilité était à son comble. Chaque jour que je passais à penser au fascisme et à la poésie en rien foutant du tout, alors même qu’une loi devait rendre le travail encore moins amusant, me faisait plonger dans les affres du prix à payer par ceux qui continuaient d’acheter dans les supermarchés."

MOHAMED LEFTAH
Le dernier combat du Captain Ni'Mat

"Le captain Ni'mat, réserviste de l'armée égyptienne vaincue par les Israéliens en 1967, se retrouve vieillissant et désœuvré à passer ses journées dans un luxueux club privé du Caire avec d'anciens compagnons.
Une nuit, le captain Ni'mat fait un rêve magnifique et glaçant : il voit la beauté à l'état pur sous la forme de son jeune domestique nubien. Éveillé par ces images fulgurantes, il se glisse jusqu'à la cabane où dort celui-ci. La vision de son corps nu trouble si profondément le captain Ni'mat que son existence monotone en est brusquement bouleversée. Il découvre, en cachette de son épouse, l'amour physique avec le jeune homme ; cette passion interdite dans un pays où sévit chaque jour davantage l'intégrisme religieux va le conduire au sommet du bonheur et à la déchéance."

MICHEL LEIRIS
Mots sans mémoire

Le passage des gloses ondule,
ourle les algues,
sol de regrets sensibles décharnés,
le fuseau aigu des conjectures
émerge
dans la prison des métamorphoses,

borne rebelle.

 

MARC LE GROS
La Madone aux vers luisants

Georges Perros a défini un jour la poésie comme « de la prose qui ne passe pas ». Eh bien, au fil des années, les « miz du » de Bretagne, c'est un peu pareil. D'année en année ils passent de plus en plus mal. Les horizons bouchés, les jours de plomb, l'ennui. Et pas même celui qu'aimait Benjamin Péret, « l'ennui cultivé en des serres inestimables ». Ni celui de Des Esseintes naturellement ! La mélancolie ici n'est pas un exercice d'esthète et n'a rien d'un conte pour enfant et puis, la vieille arthrose qui chaque automne vient chatouiller mon genou gauche ne me trompe jamais. Elle est la fidélité même... De là à prétendre que la poésie naît du gris et de la pluie, non, je ne dis pas cela, même s'il n'y a qu'ici, je dois quand même l'avouer, que les vers me viennent.

 


MARC LE GROS
Trapani

Ces intermittences où le travail et le calcul, le savoir-faire et le quant à soi rendent les armes sont la providence de l'art. Sur les ruines des savoirs acquis, quelque chose monte alors qu'on n'attendait plus, un vertige très singulier qui n'attire pas l'artiste vers le bas mais l'enlève à lui-même, le soulève, le ravit, et qu'on appelle la grâce.

EDITH LE GRUIEC
Nursery Rytmes

Je m'appelle Pel, j'ai 40 ans, pèse 114 kg et ce n'est pas une gibosité.
Je m'appelle Ma, j'ai 33 ans, pèse 43 kg, je vis juchée sur ses omoplates.
J'habite sur son dos quand il voûte les épaules et il vit voûté maintenant.
Pieds bien calés sur chaque os plat du haut du dos de Pel, je plie les genoux pour respirer son cou.


EDITH LE GRUIEC
Fry melen

"Il n'y aurait que l'eau du bief qui puisse aider Adélaide à retrouver l'odeur du mimosa.

On pourrait croire que ce n'est pas grand chose une odeur, et pourtant.

Le mimosa fleurit en mars, un peu avant l'aubépine et il ne suffit pas qu'Adélaide aimât le mimosa, non, AdélaIde sentait le mimosa et pas seulement en mars.

YVES LE MANACH
je suis une usine

"Saint-Ouen, Gennevilliers, Argenteuil, Courbevoie, la banlieue de Mars et d'Aldébaran 3...
Bulletin d'informations de six heures. Tartines avalées plutôt que mangées. Café bu brûlant ou abandonné. Galeries souterraines quadrillant le tissu urbain. La course à la quantité à peine levé. Piégés dans l'espace productif dont ils ne sont que des rouages.
Souvenirs de générations tuées dans les usines, de mains arrachées par les machines, souvenirs de névroses et d'alcoolisme, de grèves avortées ou trahies. Ennui qui les ensevelit. Affiches syndicales sur les murs. Coups de sirène. Bourgeois de droite. Bourgeois de gauche. Pli impeccable à leur costume, têtes maquillées derrière les caméras de la télé. Des pavés dans vos écrans. Des pavés écrasant vos gueules.
Impuissance.
Et rien que le pessimisme à opposer à leur optimisme morbide nucléaire."

STANISLAS LEM
Solaris

"A dix-neuf heures, temps du bord, je me dirigeai vers l'aire de lancement. Autour du puits, les hommes se rangèrent pour me laisser passer ; je descendis l'échelle et pénétrai à l'intérieur de la capsule.
Dans l'habitacle étroit, je pouvais difficilement écarter les coudes. Je fixai le tuyau de la pompe à la valve de mon scaphandre, qui se gonfla rapidement. Désormais, il m'était impossible de faire le moindre mouvement ; j'étais là, debout, ou plutôt suspendu, enveloppé de mon survêtement pneumatique et incorporé à la carapace métallique."

MICKAEL LENTZ
Mourir de mère

huile. une lueur fluide de chandelle une ration de cinq jours d'une lumière perpétuelle. et revenir. et repenser. la mémoire est un arbre. une gerbe de fleurs. tombé, un air de prier aussitôt interrompu. un anniversaire de mort comme anneau mémoire. une poussée de printemps et racines. une coquille. et revenir. retourner la terre. et devenir hiver. et se tenir à côté. toujours là venir comme ça jusqu'à ce que quelqu'un vienne vers toi. en contact bordure d'herbe en parcours touristique. peut-être aussi avec cette image indicible sur les lèvres avec ce raidissement hagard ou ce mouvement de tête qu'elle ne tente plus. là comme elle est là couchée. comme elle est capable de plus grand-chose. ainsi se tourner retourner par exemple un impossible. prendre congé impossible. myope et ne pas se resaluer. myope et toute l'étendue ramassée au visage. coincé. se tenir de l'un des côtés. de l'autre. la vie est une déshabitude.

 

THIERRY LE PENNEC
La Page Thierry Le Pennec sur Lieux-dits



ALDO LEOPOLD
Almanach d'un comté des sables

"C'est une ironie de l'Histoire qui veut que les grandes puissances aient découvert l'unité des nations au Caire en 1943. Les oies du monde entretenaient cette idée depuis longtemps, et chaque année, au mois de mars, elles conti­nuent de miser leur vie sur la vérité de cette proposition.
Au commencement était l'unité du Linceul de glace - autrement dit pas grand-chose. Ensuite vint l'unité du dégel de mars, et l'hégire des oies internationales. Chaque année au mois de mars depuis le pléistocène, les oies proclament l'unité des nations depuis la mer de Chine jusqu'aux steppes sibériennes, de l'Euphrate à la Volga, du Nil à Mourmansk, du Lincolnshire au Spitzbergen. Chaque année au mois de mars depuis le pléistocène, les oies proclament l'unité des nations de Currituck au Labra­dor, de Matamuskeet à Ungava, du lac de Horseshoe à la baie de l'Hudson, d'Avery Island à Baffin Land, de Panhandle à Mackenzie, de Sacramento au Yukon.
Grâce au commerce international des oies, le maïs abandonné de l'Illinois traverse les nuages jusqu'à la toundra arctique, où il se combine au soleil abandonné d'un mois de juin sans nuit afin de fabriquer des oisons pour tous les pays intermédiaires. Et dans ce troc annuel, nourriture contre lumière, chaleur d'hiver contre solitude d'été, le continent entier retire le bénéfice net d'un poème sauvage balancé du haut d'un ciel noir sur les boues de mars. "


ALDO LEOPOLD
L'éthique de la terre
Penser comme une montagne
(1949)

"Il n’existe pas encore d’éthique de la relation de l’homme à la terre, aux plantes et aux animaux. La terre, comme les esclaves d’Ulysse, reste considérée comme une propriété. La relation à la terre est toujours strictement économique : elle comporte des privilèges, mais n’impose pas de devoirs."

" Un hurlement résonne de corniche en corniche, dévale la montagne, et s’éteint au loin dans la nuit. C’est une plainte triste et sauvage, une provocation au mépris de toutes les adversités."


"Il y eut trois pionniers américains de la pensée écologique : l’ermite Henry David Thoreau, le voyageur John Muir et le forestier Aldo Leopold. On doit à ce dernier, que certains tiennent pour un géant littéraire et un prophète, les premières politiques de protection des espaces naturels, une réflexion inégalée sur la nature sauvage, et la conviction qu’il est possible à l’homme de développer une intelligence écologique. Car l’« éthique de la terre » est possible. Elle repose sur l’idée lumineuse de communauté et d’équilibre. Grâce à elle, nous pouvons tous apprendre à être heureux dans la nature. À la fois narrative et philosophique, l’écologie d’Aldo Leopold possède une force surprenante : elle pulvérise notre arrogance tout en nous chuchotant « l’opinion secrète » de la montagne à l’égard des loups. "

INES LERAUD-PIERRE VAN HOVE
Algues vertes
L'histoire interdite

"Depuis la fin des années 1980, au moins quarante animaux et trois hommes se sont aventurés sur une plage bretonne, ont foulé l'estran et y ont trouvé la mort.

L'identité du tueur en série est un secret de polichinelle. Son odeur d'oeuf pourri le trahit. L'hydrogène sulfuré (H2S) émanant des algues vertes arrive en tête de la liste des suspects. De nombreux citoyennes et citoyens ont lancé l'alerte à de multiples reprises, sans réussir à empêcher la répétition des accidents. Thierry Morfoisse est ainsi décédé en 2009, après avoir charrié une benne d'algues en décomposition de trop. C'est seulement en juin 2018, neuf ans après son décès, que sa mort a été reconnue en accident de travail.

Les algues maudites sont le symptôme d'un mal profond qui prend ses racines dans les lois de modernisation agricole des années soixante, leur fumet méphitique s'immisce dans une nébuleuse d'intérêts et de lâchetés mêlant gros bonnets de l'agro-industrie, scientifiques à la déontologie suspecte, politiques craignant pour l'emploi ou leur réputation touristique."

BEN LERNER
Au départ d'Atocha

"La première phase de mes recherches consistait à me réveiller dans un appartement presque vide sous les combles, le premier et le seul que j'aie visité en arrivant à Madrid ; ou plutôt je laissais le bruit de la Plaza Santa Ana me tirer du sommeil après avoir vainement tenté de l'intégrer à mon rêve, puis je posais la cafetière rouillée sur le feu et roulais un joint pour patienter. Le café prêt, j'ouvrais le velux, juste assez grand pour me hisser au travers depuis le lit. Sur le toit, je buvais mon expresso en fumant au-dessus de la plaza où s'agglutinaient les touristes, guides de voyage posés sur les tables métalliques ; l'accordéoniste s'en donnait à cœur joie. Au loin : le palais, de longues lignes de nuages. Mon projet exigeait ensuite d'accomplir le trajet inverse par le velux. Je chiais, prenais une douche, mes comprimés blancs, et je m'habillais. Sur quoi je récupérais mon sac, qui contenait une édition bilingue des Œuvres poétiques de Lorca, mes deux carnets, un dictionnaire de poche, les Poèmes choisis de John Ashbery, des médicaments - direction le Prado."

 

ALEXANDER LERNET-HOLENIA
L'étendard

"Lors d'une soirée, la première grande soirée organisée dix ans après la Grande Guerre et qui réunissait les officiers de presque tous les régiments de cavalerie, je me retrouvai placé à table à côté d'un homme d'allure encore jeune, de remarquable prestance, mais dont le nom, lorsque l'on me le présenta, ne me dit d'abord rien ; mais lorsque je me renseignai aussitôt après, on me confirma qu'il s'agissait d'un certain Menis, neveu d'un des généraux présents ce soir-là."

EUGENE LEROY
exposition du centenaire

"Tout ce que j'ai jamais essayé en peinture, c'est d'arriver à cela, à une espèce d'absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même." Eugène Leroy

JEAN-CLAUDE LEROY
La page Jean-Claude Leroy sur Lieux-dits



ALAIN LE SAUX
CruciFiction

Ces brides d'envers Ces brides d'hiver
Ce loin d'osmose
Ce mauve exclamatif dans un poing crépusculaire


ALAIN LE SAUX
Aucune fiction

L'horizon existe ainsi, parfois : douceur de cheveux en sommeil, lumière de vitraux enfantins.
on vacille comme un cheval de rêve.

Les cristaux de mort ne reflètent aucun visage aucun soleil

AUCUNE FICTION.

 

 

 

...Et déjà à l'affût, en murmure coulé :
les faux-semblants, la vie qui boite
son clair-obscur.


DORIS LESSING
L'histoire du Général Dann

"Il suffirait à Dann de bouger à peine la main, d'un côté ou de l'autre, et ce serait la chute.
Il s'était allongé, comme un plongeur, et se cramponnait à l'extrémité d une fragile saillie de roche noire, dont la partie inférieure avait été usée par l'eau et par le vent. De loin, on aurait dit un doigt obscur pointé vers la cataracte se déversant sur une paroi de rocs sombres, où elle se volatilisait instantanément en une brume tourbillonnante. Cette vision mouvante fascinait Dann, comme s'il contemplait une falaise rugissante, d'un blanc éclatant."

JEAN LEYMARIE
Tal-Coat

Le flux des gris clairs transparents tons simples et miraculeux, et des bruns ténébreux, aux forts empâtements, consacre l'union féconde entre l'eau primordiale et le limon des origines. Par une sorte d'alchimie à rebours, "je rejoins la boue, dit le peintre terrien aux mains si raffinées, oui ,la boue, la terre mouillée, sèche, celle qui vole et se pose, celle de l'empreinte soyeuse, grasse, maigre, l'indicible couleur."

PRIMO LEVI
Si c'est un homme

"La procession au seau et le bruit sourd des talons sur le plancher se fondent dans l'image symbolique d'une autre procession : nous sommes serrés les uns contre les autres, gris et interchangeables, petits comme des fourmis et grands jusqu'à toucher les étoiles, innombrables, couvrant la plaine jusqu'à l'horizon; tantôt confondus en une même substance, un amalgame angoissant dans lequel nous nous sentons englués, étouffés; tantôt en marche pour une ronde sans commencement ni fin, éblouis de vertiges, chavirés de nausées; jusqu'à ce que la faim ou le froid ou le trop-plein de nos vessies reconduisent nos rêves à leurs proportions coutumières." (1945 - 1947)

JOSE LEZAMA LIMA
Paradiso

"La main de Baldovina ouvrit le tulle de la moustiquaire pour s'y frayer passage puis tâta en pressant doucement comme s'il y avait eu là-dessous une éponge, non un enfant de cinq ans ; elle ouvrit la petite chemise et examina la poitrine de l'enfant toute couverte de cloques, de sillons d'une couleur violente, et cette poitrine se gonflait et se compressait comme s'il lui fallait faire un effort considérable pour parvenir à un rythme naturel ; elle ouvrit aussi la braguette du vêtement de nuit et vit les cuisses, les petits testicules pleins de cloques qui allaient s'agrandissant, et en avançant encore davantage ses mains, elle remarqua que les jambes étaient froides et tremblaient. A ce moment précis — il était minuit —, les lumières des maisons du camp militaire s'éteignirent et celles des postes permanents s'allumèrent, et les lanternes des rondes se transformèrent en un monstre errant qui allait boire aux flaques et faisait fuir le scarabée."

LAURE LIMONGI
fonction elvis

Il était une fois. Le 8 janvier 1935 àTupelo, États-Unis. Vernon Presley attend que sa femme, Gladys, mette au monde leur enfant. Les temps sont durs et l'accouchement a lieu dans leur bicoque du quartier Est. Dans le petit matin clair. Limpide, misérable. Les planches de bois laissent passer. Le jour, quelques insectes. De quoi respirer, en courant d'air. Une vie d'interstices. Les fenêtres sont souvent closes. À 4 h du matin naît un enfant mort-né qui aurait dû s'appeler Jessie Garon. Le texte dit. Le drame d'un ange errant parmi les limbes, perdu, lassé, malgré lui. On commence à se lamenter. On pose des questions à Dieu, à la vie. On demande pourquoi, pourquoi, pourquoi.

Le texte dit. Rebondissement. Le médecin de campagne appelé fait remarquer qu'il y a un second bébé. Les contes de fée ont des hoquets, parfois. Le jour pointe. La délivrance, enfin. L'enfant s'appelle Elvis Aaron. En écho strict. Il crie, il respire, il vit. Il était une fois Elvis Aaron Presley.

CARL VON LINNE
Voyage en Laponie (1732)

"J'ai vu les entrailles de la terre à 450 aunes de profondeur. Je suis monté dans le vent jusqu'à un mille. J'ai vécu l'hiver et l'été en un seul jour. J'ai traversé les nuages. J'ai visité le bout du monde. J'ai vu la retraite nocturne du soleil."

 PAULO LINS
Depuis que la samba est la samba

Traduction du portugais (Brésil) de Paula Salnot

"Sa mère, originaire de Jurujuba, était venue trouver un travail à Rio de Janeiro, sa ville natale ne lui offrant aucune perspective. Elle avait confié ses quatre aînés à sa famille et à des amis à Niteroi, puis s’était installée à Rio avec le cadet, avait cherché sans relâche un emploi et était venue vivre à l’Estácio où son fils s’était intégré sans problème. Dona Emilia pensait que les études n’étaient d’aucune utilité pour un Noir, et elle avait refusé de scolariser Silva. C’était tout seul qu’il était allé s’inscrire à l’école, à sept ans. Il était devenu premier de la classe, chef de groupe, tuteur de camarades en difficulté et, enfin, élève modèle de l’école. Même au catéchisme, le malandro avait dix sur dix ! Il avait composé sa première chanson à quatorze ans et réinventait aujourd’hui la musique brésilienne, en fondant avec son groupe d’amis la première école de samba de la ville de São Sebastião de Rio de Janeiro."

 "Les morceaux s’enchaînaient ; des musiciens arrivèrent avec une autre guitare, un cavaquinho, une flûte et un pandeiro. Bide, lui, avait son tambourin et son surdo, l’instrument qu’il avait inventé. C’était un fût en fer-blanc avec des piquets en bois, recouvert d’une peau de cabri que monsieur Antônio das Cabras réservait d’ordinaire aux terreiros d’umbanda et de candomblé. Les musiciens demandèrent qu’on apporte de la cachaça, dona Zilda fit frire des acarajés et prépara du maïs au lait pour les enfants. "

CARLOS LISCANO
Le fourgon des fous
Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Jean-Marie Saint-Lu

 "Je suis au deuxième étage de l’Établissement Militaire de Réclusion n° 1, connu sous le nom de pénitencier de Libertad. J’ai vingt-trois ans et je suis le détenu numéro 490. Nous sommes, je crois, le 23 novembre 1972. Je boite du pied droit. Dans cet endroit et à cet étage je vais passer douze ans, quatre mois et vingt jours. Ici, je deviendrai adulte, j’aurai mes premiers cheveux blancs, je me ferai mes meilleurs amis, je lirai des centaines de livres bons, passables, mauvais, nuls. Ici j’apprendrai de beaucoup d’autres ."


CARLOS LISCANO
La route d'Ithaque

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Jean-Marie Saint-Lu

"Tout a commencé je ne sais pas comment. En tout cas, je l’avais bien cherché, et depuis longtemps. J’en avais tellement envie que tout mon corps me démangeait, et ça, ça se paye. Dès qu’on sort des sentiers battus, on commence à le payer. C’est ce que j’avais fait. J’avais quitté l’Uruguay pour le Paraguay. Le Paraguay pour le Brésil. Le Brésil pour la Suède. Et la Suède pour l’Espagne, à Barcelone. Et maintenant je retournais en Suède. Je crois qu’en chemin l’envie m’était encore venue de changer de destination. D’aller n’importe où."

LISKA
Mi-ville, mi-raisin

Bitume aux semelles

Les yeux dans les nuages
Le coeur à l'abri
sous la pluie
De ton amour
Je bats la campagne
A Paris

 

Illustrations de Stéphanie Tréma

ANTONIO LOBO ANTUNES
Le cul de Judas

" Si j’étais une girafe, je vous aimerais en silence, en vous regardant fixement du haut du grillage avec une mélancolie de grue mécanique, je vous aimerais de cet amour gauche de ceux qui sont exagérément grands, en mâchant d’un air pensif le chewing-gum des feuilles, jaloux des ours, des tamanoirs, des ornithorynques, des cacatoès et des crocodiles et je ferais descendre lentement mon cou par les poulies de ses tendons pour aller cacher ma tête dans votre poitrine en donnant des petits coups tremblants de tendresse."


ANTONIO LOBO ANTUNES
La mort de Carlos Gardel

et j'ai compris ce que j'avais été incapable de comprendre jusqu'alors, et tout en étant à l'extérieur du zoo, et malgré mes douleurs, mes vertiges, mes jambes lourdes et l'impression de m'évanouir, je l'ai vu à travers la grille pousser une balançoire vide, bras tendus, en arrière, en avant.


ANTONIO LOBO ANTUNES
Bonsoir les choses d'ici-bas

Je ne sais plus si elle m'a dit
- Ma maison était là
ou
(peut-être)
- Il y a vingt ans ou
(possible, mais je n'en suis pas sûr)
- J'ai vécu ici
ou alors rien de tout ça, elle s'est contentée de traverser Muxima à mes côtés, en marchant devant moi je crois
(oui, légèrement devant moi)
avec une baguette ou une tige de bambou à la main, sans quasiment me regarder
(ça, je m'en souviens)
comme si nous nous promenions bien que quelque chose dans ses gestes, dans son visage
(une inquiétude, une attente, une colère)
révélât que nous étions tout sauf en promenade dans des quartiers détruits par la guerre
(la mer à notre gauche, la mer là-bas à notre gauche)

 

CHARLES O. LOCKE
La Fureur des hommes


“Quand j’ai accepté de passer un temps chez Restow après avoir tué Shorty Boyd, ça m’a paru être la meilleure solution”

"Au coucher du soleil, les montagnes se sont enfin rapprochées. Après une énième pause, j’ai aperçu un ruissellement dans la paroi et aussitôt mis le cap dessus, car il correspondait à mes attentes. C’est à ce moment-là que deux hommes à cheval sont apparus au sommet d’une hauteur, m’ont vu et ont rebroussé chemin. Le ciel avait viré au gris et le vent s’était levé, soulevant une épaisse poussière au-dessus des plaques de terre nue et brouillant la beauté du crépuscule entre les montagnes. J’ai allumé un feu de brindilles pour leur montrer que je n’étais pas inquiet, tout en restant vigilant."

SOPHIE LOIZEAU
Caudal

"avant je trouvais mon droit-fil et déchirais
le droit-fil au départ de toutes les déchirures

dans ils avaient pris à travers champ même le chien
l'emporte sur la femme ensemble à se promener
les enseignes, ajouté-je in petto : Pâtissière/Bouchère
l'Entreprise mère et fille/père et fille"


SOPHIE LOIZEAU
La Femme Lit

"...elle se déplace sur les os articulés des ailes, le désir si instant
la prive de voler
l'aimante l'intérieur de la maison depuis les bois

pour la soie du lien l'dont j'abuse

mon bain dégénère en mer permienne
j'ouvre les yeux : dans le flou des ammonites ascensionnelles et lentes

ses os des bras et des avant-bras
soi en chiroptère drapée,
de soi visible que ce grand fermoir suspendu secrète."


PHILIPPE LONCHAMP
L'été, calme bleu

Touffeur Le vent même assèche La longue sente
au bord friable des falaises désormais
est déserte L'amante n'y va plus Tout fait
silence cruellement Les oiseaux patientent



PHILIPPE LONCHAMP
Des saisons plutôt claires

La mer ressasse
la paix d'un mot
intraduisible

DOUNA LOUP
L'oragé

"C’est un pays une terre craquelure d’océan et forêts ombrifères, regarde le soleil darder et la mangue pencher, la poussière sur les genoux et les femmes tressées, l’eau précieuse s’éteint dans les maisons de brique. Tananarive le 9 août 1907. Une nouvelle avenue parce que le nom est neuf celle qui s’appelait par son nom de poussière est devenue française il y a quelques années. Le peuple au centre reste il garde son visage et les lambas blancs se portent à l’épaule, un large ourlet écru aux visages de bruns."

 

MALCOM LOWRY
Pour l'amour de mourir

Gouaches de Julio Pomar, traduction de JM Lucchioni, préface Bernard Noël

"Pierres blessées

Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,
Mais il entend, le soir, les étranges présages
Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,
Leur libération, où il apprend que les pierres
Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.
Le bruit de la mer rugit au vestiaire
- Et un reproche ; mais cela même est rassurant :
Un reproche de moins entre lui et la mort…
Et là, sur le tapis devant la cheminée,
Il regarde l’enfer et voit son avenir
- Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ?-
Pourtant, l’enfant, je pense, a connu des fous-rires
(On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),
Et puis, n’eût-il pas survécu,
Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,
Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,
Fut déserté d’amour et privé de langage ?"


MALCOLM LOWRY
Au-dessous du volcan

«Aussi quand tu partis, Yvonne, j'allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d une banquette de troisième classe, l'enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m'en allant dans ma chambre en l'hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d'égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l'éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ? Horreur à la mesure de nerfs de géant ! »

CLAUDE LUCAS
une-certaine-absence@gmel.ie

"J'ai reçu cette lettre hier matin, c'est un fait
Sur la main courante de l'accueil, Aileen a noté, comme son office est de le faire ponctuellement : 10 h 45, tatati tatata (c'est l'énumération du courrier rapporté par elle de notre boîte postale), jusqu'à : lettre, tampon de la poste : Balard, Paris 15, 08-09-2011, mention « PERSONNEL » en capitales feutre rouge, remis en mains propres à M.B.
« Mains propres » n'est pas exact.

SOPHIE G. LUCAS
Témoin

Sortez

"Onze fois condamné. Il a vingt-six ans. Il parle. Intolérant à la frustration. Il parle. Il est malentendant. Il parle. Il est rappelé à l'ordre. Il interrompt. Violences sur son ex-compagne. Il parle. Mère de son garçon de dix-huit mois. Il parle. Il est rentré chez elle par le balcon. Il parle. La nuit. Il parle. Il la surprend. Il parle. Il menace de lui crever les yeux avec un économe. Il parle. Il essaie de l'étrangler. Il parle. On le rappelle à l'ordre. Il dit. J'ai été menacé par sa famille en prison. Il parle. On crie. Sortez. Il parle. On le sort. Il parle."

 

SOPHIE G. LUCAS
Nègre blanche

pourquoi tu ne me lirais pas un de tes trucs ça ferait passer le temps pour ce qu'il m'en reste je me tais blanche la minute passée il prend l'équipe

 

 

Couverture: Sculpture et mise en scène: Fanny Alloing

LUCRECE
De la nature. Livre I

"Ce qui paraît mourir ne meurt donc jamais tout à fait
car la nature reforme toute chose par une autre
et ne laisse rien naître qu'au dépens de la mort d'autrui.(...)
Rien donc ne retourne au néant, mais toute chose
se désagrège et rejoint les éléments de la matière."

JIM LYNCH
Face au vent

"Avec le temps, le manoir des Johannssen, assis sur ses fondations fissurées, penchait de plus en plus vers la colline de mûres, la scierie et, de l’autre côté de l’eau, la Space Needle et le reste du mirage urbain que nous voyions de nos fenêtres. Nous vivions près du Ship Canal, un boulevard d’eau douce créé par l’homme qui s’incurvait vers l’ouest, entre le lac Washington, Ballard Locks et le Puget Sound. Tout semblait figé dans le temps, jusqu’à ce que les maisons voisines commencent à se vendre pour être démolies et remplacées par de belles propriétés, si bien que les chiens n’avaient plus d’endroit où chier, à part dans notre propre jardin envahi de mauvaises herbes. Des vagues d’agents immobiliers énergiques ne cessaient de venir frapper à la porte, tels des témoins de Jéhovah, pour nous informer de la valeur de notre “ruine”."


JIM LYNCH
Les grandes marées

"Le corps de la créature formait une pointe triangulaire au-dessus de nageoires étroites qui reposaient dans la boue telles des ailes. Il était difficile de déterminer avec précision où il commençait et se terminait, et combien mesuraient réellement ses tentacules, car j’avais peur de détacher les yeux de cet entrelacs de membres pendant plus d’une demi-seconde. Je ne savais pas si je me trouvais à la portée de ces bras aussi épais que mes chevilles, et parsemés de ventouses grosses comme des pièces d’un demi-dollar. Un simple frémissement me ferait fuir en courant. C’est pourquoi je le regardais sans le regarder, tandis que les battements de mon cœur constellaient ma vision de paillettes. Je voyais des fragments, des bouts, que j’essayais d’assembler mentalement, sans être certain du résultat d’ensemble. Je savais ce que ça devait être, mais je m’interdisais même de penser à ces deux mots. Peu à peu, je m’aperçus que le disque noir et brillant au milieu de cette masse caoutchouteuse formait un rond trop parfait pour que ce soit de la boue ou un reflet. Trop tard pour étouffer mon cri. Cet œil avait la taille de l’enjoliveur d’une roue d’automobile."